En somme, un monde organique à plusieurs entrées. L’oeuvre d’Aurélie Brame, pour polymorphe qu’elle soit dans ses sources d’inspiration, n’en reste pas moins fidèle aux supports de la peinture, à savoir la toile et la feuille. Ils sont même les premiers enjeux de son travail.
Le cadre d’abord, sensiblement similaire pour ses peintures (généralement 130 x 162 cm) et ses dessins (30 x 40 cm ou 50 x 65 cm). Comme s’il s’agissait d’aller au bout de l’expérience d’un format puis de conformer le spectateur à cet « écran » avant de disperser son regard sur l’ensemble de la surface. L’exposition du Grand-Quevilly semble d’ailleurs explorer ce processus de construction. Plutôt que d’engendrer une chronologie des oeuvres, l’accrochage mise sur des séquences rectilignes (dessin puis peinture et ponctuation légère de l’un dans l’autre) dans lequel le travail prend le temps de s’étaler, de s’offrir et d’offrir toute son ampleur.
La surface ensuite. Aurélie Brame en fait un véritable théâtre. Une scène ouverte, vivante, bruyante de matières et de tensions, absorbant des motifs, plutôt des fragments de motifs que l’artiste balaye par grands gestes, qu’elle éparpillle jusqu’à les déployer complètement. La chair, le jus, le gras, le croquant, le mou ou ce qu’on prend pour tel aussi bien que les distances et les tailles en perdent leur langue. La surface est une tour de Babel riche de sa mixité et de ses chantiers inachevés. Un chaos permanent où se confondent les mondes, où s’épuise la réalité, où se rencontrent l’élan baroque et l’introspection d’une nature morte, une autre fidélité à la peinture.
Et pourtant, cette effervescence graphique tient bon sur ses pieds. L’organisation en apparence précaire repose sur une colonne vertébrale sans faille. Une oblique, un coude, une branche, un morceau de chair, un filet aqueux traversent toujours l’image et permettent aux formes les plus sauvages de fleurir autour.
Dans ses dessins récents (Proliférations panoramiques), la colone vertébrale prend la forme d’un long cordon organique qui parcourt la feuille à l’horizontal. Ailleurs (Fragments encounters), ce même cordon s’étire, se brise ou se multiplie. Ce sont sur ses arpents que s’agglomèrent en répétition des formes vaguement réalistes dont la matrice elle-même, image découpée dans les magazines, figure en bonne place. Un travail d’après photographie donc, comme pour rejoindre la pratique de la copie et de la citation: la source n’est jamais bannie chez Aurélie Brame, elle apparaît discrètement au mileu des exhubérances.
Pas de photographies dans sa peinture mais ses proliférations partent toujours d’une observation de la nature. Des « paysages » organiques, nous le disions, faits de verdures, de fruits, de tripes, de peaux et de chairs tendres, ceux-ci rendus indéchiffrables parce que raccourcis aux détails et confus parce que plongés dans un abîme vertigineux qui nous fait perdre contact avec le tangible.
Sous l’impulsion des séries de dessins, ses peintures récentes donnent même l’impression de quitter radicalement le tangible. Non pas que les signes de nature disparaissent. C’est juste qu’ils évoluent désormais dans un espace suspendu dans le vide, loin des dissections confuses, en lévitation, dans un blanc aérien qui organise, apaise et laisse respirer le bouillon organique.
Mais que l’on se rassure, celui-ci sera toujours saisi à feu vif.
Emmanuel Posnic est aujourd’hui responsable du service arts plastiques de Nanterre
Emmanuel Posnic, article Paris-art, 2008